Le sale boulot

Ca devait finir par arriver. A force de refuser de se faire alimenter, Kashmir et Headbull étaient morts de soif. Leurs cadavres désséchés avaient été disposés à l'extérieur du camp mais sous bonne garde, afin que les vautours ne s'en repaissent pas.

Roger se rapprocha de Tenrolf pour lui dire à voix basse :

"Ecoute Tenrolf, ça m'désole qu'on doive en arriver là.... Mais j'pense qu'nos compagnons vont d'voir nous rend' un dernier service.
Ils vont aider à faire surviv' les vivants.

Est ce que tu peux voir si on peut pas récupérer sur eux d'quoi nous nourrir un peu ?
Si t'as pas l'coeur de l'faire... J'm'en chargerai."

Tenrolf ne savait pas bien ce que pouvait signifier "avoir du coeur", peut-être Roger voulait-il dire qu'il lui laissait un des meilleurs morceaux ? La lune précédente, l'amérindien avait exécuté sa prisonnière avant de récupérer sa viande au couteau. Ce n'était d'ailleurs pas la première fois, il commençait à avoir le coup de main.

"Pas d'soucis, l'boucher, j'ai l'habitude de c'genre d'sale boulot."

Un peu fatigué par la nuit passée avec Felony, Tenrolf gagna l'endroit où les corps avaient été déposés. Il donna congé au garde qui s'en alla, l'air soulagé de ne pas avoir à regarder ça.
Tenrolf s'attaqua d'abord au cadavre d'Headbull. Il l'avait moins connu que Kashmir et cela lui posait donc moins de problème. Il commença par extraire la vessie, préalablement vidée pour éviter de gâter la viande, ainsi que les intestins. De ça il n'y aurait pas grand chose à faire. Puis, l'amérindien entreprit de découper soigneusement des lamelles de viande dans les parties les plus musclées. Le coeur, la rate, le foi et les autres organes comestibles avaient déjà été posés sur la planche où, de temps en temps, un des membres des Têtes Brûlées venait timidement se servir un casse-croûte.

Tenrolf suivit le même rituel avec Kashmir, se contentant de garder avec lui les longues dread-locks du rasta, "en souvenir". Puis, ceci terminé, il décida de se servir un petit bout.

Grand mal lui prit. Il ne savait pas ce que ces types avaient bouffé la dernière fois, mais ça ne devait pas être très frais. Tenrolf passa la nuit tordu de douleur. Entre deux saillies avec Felony, il se ruait dehors et le campement entier pouvait entendre les bruits les plus immondes régulièrement recouverts par des :

"Haaaa ! Putain de bordel de chiasse de merde, c'est dégueulasse et ça fait mal cette salop'rie. Franch'ment, les mecs, j'avais pas l'choix, fallait bien qu'je bouffe. Pis elle vous servait à rien vot' viande, z'êtes morts. Allez, foutez moi la paix un peu, merde !"

Puis il retournait dans la tente, prendre Felony encore plus violemment que d'habitude, avant que le manège ne recommence. Complètement déshydraté, il vida durant la nuit presque toutes ses (maigres) réserves d'eau.

Le lendemain, Tenrolf était exténué, mais il n'avait plus mal au ventre et les Têtes Brûlées avaient un bon stock de viande pour l'hiver.